En 2009, la Bonneville a fêté ses cinquante ans. Produite quasiment sans interruption durant trente ans (1959-1988), la plus célèbre des Triumph a connu bien des évolutions, notamment de sa partie-cycle. Excepté une augmentation de cylindrée de 650 à 750 cm3, le moteur est pratiquement resté le même... et c’est tant mieux, car c’est l’un des plus fameux qui soit.
À cheval sur cette Bonneville de 1961, je rigole sous mon casque : il suffit de quelques bruyants coups de gaz pour que les automobilistes s’écartent sur mon passage. Une fois arrêté au feu, c’est un festival de pouces levés en signe d’admiration pour cette magnifique Triumph T120. S’ils ne savent pas forcément de quelle moto il s’agit, tous reconnaissent une machine d’exception, inscrite dans la mémoire collective. Dès que ça passe au vert, la Bonnie s’arrache littéralement sur le couple fabuleux de son bicylindre en laissant tout le monde derrière...
En images
Enroulage Jouissif ! Mais vivement que ça se dégage, parce qu’avec les petits freins à tambour, la boîte à quatre rapports qui exige de bien décomposer le mouvement au pied droit, et l’ampèremètre en pleine décharge quand on est immobilisé au feu avec le phare allumé, la ville n’est décidément pas le terrain de jeu favori de notre vénérable anglaise.
À une soixantaine de kilomètres au nord de Paris, les petites routes qui serpentent entre l’Aisne et la Seine-et-Marne sont heureusement plus propices à l’essai de la T120 que nous a prêtée Daniel (voir encadré). Calé sur le quatrième et dernier rapport, la Bonneville se savoure en enroulant entre 80 et 110 km/h, grâce à la disponibilité et à la souplesse du bicylindre de 650 cm3 développant 46 chevaux à 6 500 tr/min, un régime où l’on n’ose trop s’aventurer tant les vibrations deviennent impressionnantes. Fort de nos références actuelles, il est quand même difficile d’imaginer qu’elle fut, en son temps, LA sportive du moment. C’est pourtant ce qu’elle revendique, T120 étant la référence à sa vitesse de pointe... T comme Triumph et 120 comme 120 miles à l’heure, soit 192 km/h.
Record Quand elle apparut en 1959, elle fut même chronométrée à 204,8 km/h, performance obtenue par Percy Tait, le pilote essayeur maison : une vitesse considérable pour une 650 cm3 de série ! Mais ce n’est pas tout, car pour l’origine de son nom et de sa légende, il faut revenir au 6 septembre 1956, sur le lac Salé de Bonneville (Utah), lieu des records de vitesse aux USA. Ce jour-là, Johnny Allen atteint la vitesse incroyable de 342,4 km/h au guidon d’un « cigare » de type « streamliner » motorisé par le bicylindre de la Triumph T110, modifié et gavé au nitrométhane. Pour la firme de Meriden, qui vend ses twins en priorité aux Américains, le record du lac Salé est une aubaine... Quant au nom du nouveau fer de lance de la gamme Triumph, il est tout trouvé : la T120 s’appellera « Bonneville » !
Ca vit la dessous Quarante-sept ans après la sortie de notre modèle d’essai, je dois bien avouer que je n’ai pas osé la pousser à sa vitesse maximum, estimée à un bon 170 km/h selon son propriétaire – ce serait déraisonnable. Déjà à 130 km/h, les roues tressautent sous les effets des amortisseurs, qui se manifestent par des « coups de raquette » sur les moindres aspérités, et le réservoir d’essence vient de rompre ses fixations à cause des vibrations du twin qui pilonne entre mes guibolles. Dommage, car cette version est équipée du cadre à double berceau de deuxième génération, qui procure une meilleure tenue de route que le simple berceau dédoublé auquel l’usine reviendra en 1963.
Mais faut s’arrêter Et puis il y a les freins : ils sont à tambour simple came à l’avant et à l’arrière. Refaits à neuf, parfaitement bien réglés, ils se montrent plutôt efficaces pour une machine de cette époque, mais tout de même... Si un tracteur débouche d’un petit chemin ou si une voiture déboule en face, il ne faut pas compter sur un freinage d’urgence comme en sont capables les motos actuelles. Alors restons raisonnable pour profiter de la Bonnie aux allures où elle se montre le plus à l’aise. Ainsi, elle est capable de parcourir 350 bornes d’une traite entre deux pompes à essence, sans forcer, ce qui est idéal pour participer sans se traîner à un rallye de motos classiques. Le gabarit est parfait pour mon 1,72 m, les commandes sont douces, et la position de conduite, typique des motos anglaises des années 1960-1970, est très confortable.
À basse vitesse, elle est aussi maniable qu’une 125 cm3, grâce à ses pneus étroits et à son excellent rayon de braquage. Sur ce plan-là, c’est à se demander ce que le modernisme a apporté... si ce n’est la facilité de prise en main pour des motards désormais habitués à appuyer sur un bouton.
Cérémonial À son époque, comme toutes les motos de sa génération, la Bonneville nécessitait de souscrire à un vrai rituel. Alors qu’elle est campée sur sa béquille centrale, et après avoir vérifié le niveau d’huile, il faut actionner le kick sur quelques cycles, histoire de décoller les disques d’embrayage et d’amorcer le circuit d’huile. Ensuite, après avoir ouvert l’un des deux robinets (l’autre servant de réserve), il s’agit de noyer les cuves des deux carburateurs jusqu’à faire pisser l’essence. Enfin, d’un coup de jarret déterminé, braouuuuuum, on la démarre ! Pas besoin de mettre le contact, il n’y en a pas : si elle est bien réglée, la magnéto envoie ses étincelles aux bougies. À petits coups de gaz, on laisse le moteur monter en température, en s’amusant à voir la bécane reculer sur sa béquille sous l’effet des vibrations, tandis que les voisins se demandent d’où vient ce bruit de tonnerre. Il faut encore glisser la main droite entre l’arrière du réservoir et l’avant de la selle pour tourner le commutateur d’éclairage en bakélite.
Le minimum suffit En bas du carter de distribution, dans l’alignement du vilebrequin, une petite tige coiffée d’un méplat fait le va-et-vient au gré des coups de gaz, indiquant que la pression d’huile s’établit correctement. Ici, il n’y a pas de témoin lumineux au tableau de bord, juste le phare incluant l’ampèremètre et sous les yeux, le gros tachymètre « Chronometric » typique des anglaises d’autrefois. Les commandes au guidon sont réduites à un inverseur code-phare, un klaxon et un bouton de mise à la masse pour éteindre le moteur. C’est tout ! Reste l’essentiel : le plaisir de rouler au rythme d’un moteur entré dans la légende depuis cinquante ans.
Merci à Daniel Levieux pour le prêt de sa Bonneville.
C’est Daniel Levieux qui nous a prêté sa Bonneville T120 de 1961. Ancien pilote national puis international, Daniel a couru entre 1972 et 1976 aux côtés de Bernard Fau, éric Saul, Gilles Husson, Christian Estrosi, pour ne citer qu’eux... « Ma première moto fut une Triumph 650 Trophy achetée en 1966. à cette époque, j’étais porteur de journaux en side-car BMW R 60/2. Trois ans plus tard, après une Yamaha 350 bicylindre, je me suis payé la première Norton Commando, suivie d’une Honda CB 750 en 1971. Et après, ça a été les courses avec la Kawasaki 750 H2 puis la Yamaha TZ 350. J’ai raccroché le cuir faute de moyens, et j’ai fait ma vie dans le transport. Quant à cette fameuse Bonneville, c’était celle d’un ami, qui l’avait acquise neuve en 61. Au bout de quelques années, il l’a remisée et le temps a passé. Je l’ai finalement rachetée en 1990, complète mais à restaurer entièrement, ce que j’ai fait en 1995. Depuis, je la sors pour des balades, et je suis toujours surpris par le manque de freins dans la circulation actuelle. »
Aujourd’hui patron d’une société de transport de journaux, Daniel roule en BMW R 1100 RS. Avec son fils, il a repris le chemin des circuits pour faire tourner ses TZ dans les épreuves consacrées aux motos anciennes (Afamac, championnat VMA, ICGP), ainsi que dans les rassemblements comme les Coupes Moto Légende, Chimay ou les Bikers-Classic de Spa-Francorchamps.
Trente ans d’évolutions
Produite de 1959 à 1983 dans l’usine de Meriden, puis jusqu’en 1988 chez Les Harris, dépositaire des droits d’exploitation, la Bonneville a eu une carrière émaillée de multiples améliorations.
Présentée en 1959, la T120 entre au catalogue Triumph un an plus tard. Avec sa culasse en alliage à deux carburateurs, c’est une version poussée de la T110, elle-même descendant de la 6T Thunderbird de 1949. En 1960, le bicylindre à boîte séparée prend place dans un cadre à double berceau. Mais par manque de rigidité la moto souffre d’une mauvaise tenue de route, ce qui entachera sa réputation malgré un nouveau cadre renforcé monté peu après. Si sa rigidité devient alors correcte, il répercute les vibrations auxquelles ne résistent pas les fixations de réservoir. La dynamo est remplacée par un alternateur en 6 V, et la magnéto reçoit une avance automatique. La nacelle de phare disparaît, ainsi que les caches des tubes de fourche, remplacés par des soufflets. Le garde-boue plus fin accentue la ligne « sport ». En 1961, les deux carburateurs à cuve centrale sont remplacés par deux monoblocs, le vilebrequin est modifié, l’alternateur devient plus performant. 1963 marque l’arrivée du moteur de type « Unit » : la boîte de vitesses n’est plus physiquement séparée, son logement est inclus dans les fonderies du bloc, qui prend place dans un cadre redevenu un simple berceau dédoublé. La tenue de route en pâtit. Il reçoit de nombreuses améliorations– embrayage, rupteurs d’allumage, tension de chaîne primaire –, et des carbus plus gros. La batterie et le coffre à outils passent sous la selle. Le guidon est monté sur silent-blocs, et la fourche est allongée de 25 mm en 1964, année où le compte-tours est monté en série. 1965, un petit changement de géométrie modifie le train avant au profit de la tenue de route, avec une roue de 18’. En 1966, la T120 passe en 12 V et les logos de réservoir changent. Le rapport volumétrique du moteur passe de 8,5 à 9 pour 1. Le frein Av est amélioré. En 1967, la roue Av repasse en 19’, et la grille porte-paquet du réservoir disparaît de tous les modèles en 1969. Le frein Av devient un double came, les carbus de type Concentric Mk1 sont dotés de filtres à air « camembert », un tube d’équilibrage relie les sorties d’échappement. Le moteur est retouché pour plus de fiabilité.
En 1971, la Bonnie connaît une refonte importante, avec un cadre à double berceau faisant office de réservoir d’huile. Ce cadre vient de chez BSA, marque qui a racheté Triumph en 1951. Nouveau réservoir d’essence et caches latéraux anguleux (communs aux BSA), gros filtre à air, freins à moyeux coniques, échappement de type mégaphone, prise de poids... La Bonneville perd son allure légendaire. En 1973, nouvelle Bonneville avec la T140 V, réalésée en 750 cm3. Le bas moteur, renforcé, est accouplé à une boîte à cinq rapports. Une nouvelle fourche reçoit un frein à disque pincé par un étrier AP-Lockheed. Les finances sont au plus mal et l’état accepte de subventionner le groupe Triumph/BSA si ce dernier fusionne avec le groupe Norton-Villiers.
En février 1974, la direction ferme l’usine Triumph et délocalise la production sur le site BSA. Les 1 700 ouvriers se mettent en grève. La production de la T140 (la T120 disparaît) reprend grâce à une coopérative ouvrière née du conflit. En 1976, la T140 reçoit un frein à disque à l’arrière et un sélecteur à gauche. Toujours pour s’adapter aux normes US, une nouvelle culasse à conduits d’admission parallèles, de nouveaux carburateurs Amal Mk2 et un allumage électronique viennent équiper la T140 E en 1978. La T140 D distingue la version munie de jantes en alliage et d’un échappement 2-en-1. Un démarreur électrique est proposé en 1980 sur la T140 ES. Face à l’érosion dramatique des ventes, la coopérative se lance dans une politique de motos à la carte (carénage, bagagerie, coloris...) Ultimes Triumph de Meriden, la TSX et la TSS sont lancées en 1982. Toutes deux basées sur la T140 ES, l’une est un custom, l’autre reçoit des cylindres en alu coiffés d’une culasse à huit soupapes. Mais ça ne sauvera pas la coopérative et l’usine ferme en 1983. John Bloor, magnat de l’immobilier, rachète les droits d’exploitation dont il accorde la licence à la société Racing-Spare de Les Harris, qui continue à produire une Bonneville 750 cm3 jusqu’en 1988.
Pratique
A lire :
Motoscopie N°1, Triumph Bonneville 650 et 750, 1959-1988, par Christian Guislain (épuisé).
le site Internet www.moto-anglaises.com. Animé par des amateurs passionnés, ce portail se veut une coopérative Internet dédiée aux motos anglaises d’avant 1983. Très complet, on y trouve un forum particulièrement vivant, des historiques détaillés, des conseils de restauration, des liens vers les catalogues d’époque, les clubs et les professionnels.